A Abidjan, le pouvoir des crayons face aux périls de la migration

A Abidjan, le pouvoir des crayons face aux périls de la migration

Dans le cadre du festival Cocobulles, des dessinateurs africains ont tenté de sensibiliser la jeunesse ivoirienne aux dures réalités de « l’aventure ».
Quand Gnadou Gnapo parle de la nouvelle génération, son regard se perd et sa voix devient mélancolique. « Les jeunes sont encore plus déterminés à partir que nous ne l’étions, c’est effrayant », affirme-il en réajustant sa casquette bleue siglée « OIM » (Organisation internationale pour les migrations).

Le trentenaire sait de quoi il parle. Attiré par les « ici tout va bien, il y a du travail » de ses amis d’enfance partis tenter leur chance en Tunisie, il embarque sur un vol Abidjan-Tunis en 2016. Dix-huit mois plus tard, après s’être échappé pour la deuxième fois d’une geôle libyenne, c’est dans un vol financé par l’OIM qu’il rentre en Côte d’Ivoire, marqué à vie par cette aventure. Aujourd’hui, il lutte contre la désinformation des passeurs et les mensonges des « frères » qui sont « là-bas », et s’évertue à sensibiliser les plus jeunes aux réalités de la migration.

Invité à partager son histoire dans le cadre de la cinquième édition de Cocobulles, le festival international de dessin de presse et de bande dessinée qui s’est déroulé du jeudi 14 au samedi 16 novembre à Abidjan, celui qui se désigne comme un « ex-migrant » a salué la thématique du jour,

« L’éveil des crayons contre le cauchemar de la migration irrégulière ». Ambiguë, l’expression « migration irrégulière » se réfère ici à la migration dangereuse, celle qui oblige à emprunter les routes du désert ou les rafiots de fortune de la Méditerranée.

Les mensonges ont la peau dure

Cette migration est difficile à quantifier : « Les gens ne nous disent pas “je m’en vais”. Et comme la Côte d’Ivoire se trouve dans une zone de libre circulation [la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest], les gens sont libres d’aller où ils veulent dans cet espace », explique Issiaka Konaté, le directeur général des Ivoiriens de l’extérieur.
Les seuls chiffres à disposition sont ceux publiés récemment par le ministère italien de l’intérieur : depuis 2016, près de 23 000 Ivoiriens ont été enregistrés comme arrivants. Un chiffre qui ne reflète cependant qu’une partie du phénomène, puisqu’il n’inclut pas les Ivoiriens coincés au Sahel ou en Afrique du Nord.
Pour Mendozza y Caramba, directeur du festival et journaliste de l’hebdomadaire satirique Gbich, le neuvième art a un rôle particulier à jouer « dans un pays qui compte 60 % d’analphabètes » et dans lequel, durant de nombreuses années, des chanteurs populaires ont loué le courage de ceux qui partaient chercher meilleure fortune à l’étranger. « Le coup de crayon remplace toutes les belles phrases », veut croire Mendozza, conscient que ses dessins parlent à la jeunesse.

Un coup d’œil vers l’assemblée suffit à lui donner raison. La cinquantaine de jeunes du quartier de Treichville, où se déroule le festival, n’écoutent que très distraitement les conférenciers mais regardent religieusement les illustrations des stars du jour. Invités par le festival avec l’aide de l’association Cartooning for Peace, Pahé (Gabon), Ramon (Guinée équatoriale), Marto (Burkina Faso), Khadé la Picasso et Oscar (Guinée), Willy Zekid (Congo) et Tonakpa (Bénin) ont usé de leur talent, durant trois jours, pour informer « autrement » les jeunes sur le phénomène migratoire.

La lutte contre la désinformation, c’est aussi le combat de Marina Schramm, la cheffe de mission de l’OIM en Côte d’Ivoire. « Que nous disent ces jeunes qui sont revenus ? Qu’ils ne disposaient pas de toutes les informations avant de partir et qu’ils ont écouté les fausses promesses des passeurs. »

Des mensonges qui ont la peau dure en Côte d’Ivoire. De nombreux jeunes pensent par exemple que la traversée du désert, d’Agadez, au Niger, à la frontière libyenne, se fait en deux à trois heures à l’arrière d’un pick-up, dans des conditions acceptables.

Le difficile retour des « maudits »

Les passeurs exploitent cette naïveté et l’envie irrépressible de partir qui anime ces jeunes. « Une jeune femme nous a dit que quelqu’un lui avait promis un travail sur un paquebot. A chaque étape, dans chaque pays, après chaque épreuve, même douloureuse, elle se disait que son boulot allait arriver. Elle pensait qu’elle était dans la légalité », explique Mme Schramm, qui travaille avec le gouvernement sur une campagne de sensibilisation au « recrutement éthique » afin de démasquer les offres d’emploi frauduleuses, souvent la première marche vers la migration irrégulière.

Dernièrement, les dessinateurs ont alerté sur un autre phénomène de société, connexe à celui de la migration irrégulière : le sort réservé à ceux qui sont rentrés en Côte d’Ivoire avec l’aide du gouvernement, de l’OIM et de l’Union européenne. Ils seraient près de 5 200. Appelés « les maudits » en référence à leur échec, ils sont généralement victimes de railleries et d’ostracisme dans leur communauté d’origine, où ils ne sont pas toujours les bienvenus.

Dans l’éditorial de son numéro sorti à l’occasion du festival Cocobulles, le journal Gbich évoque ce phénomène et rappelle une expression que se répètent entre eux les migrants : « Mieux vaut la mort dans la mer que la honte devant la mère. »

Ce sentiment de honte, celui de ne pas réussir, ni ici en Côte d’Ivoire, ni là-bas à l’étranger, est une source inépuisable de frustration et donc de départ chez ces jeunes.

C’est précisément ce qui fait craindre à Gnadou Gnapo la pérennisation de ce phénomène : « La pression vient de partout, de la maison, de la rue et de la société, elle est verticale et horizontale. Même en connaissance de cause, certains partent, voire repartent. Ça va prendre des années pour sensibiliser tout ce monde et endiguer ce fléau. » Les dessinateurs l’ont prouvé pendant trois jours : ils sont prêts à assumer leur rôle.

LEMONDE.fr

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