Ceuta: Mon expérience de vie entre Afrique et Europe

Ceuta: Mon expérience de vie entre Afrique et Europe

« J’ai vite compris qu’à Ceuta, la population est diverse mais séparée ».

Il y a quelques années, j’ai décidé de me rendre à Ceuta. A l’époque je vivais encore à Bruxelles, la ville où j’ai fait mes études et me suis fait de très beaux souvenirs. Mais en Belgique, presque personne ne connaissait ma future destination. C’est seulement lorsque j’expliquais que Ceuta était une enclave espagnole située au nord de l’Afrique qu’on me répondait: “Là où les migrants escaladent des barbelés pour aller en Europe?”

C’était bien là que j’allais. Dans ce contexte si difficile et si particulier. Je travaillais pour des projets en lien avec la migration et j’allais intégrer une ONG luttant pour l’intégration des personnes réfugiées et migrantes en Espagne. Etant née à Rabat, j’avais pour ma part déjà entendu parler de cette ville avant de m’y rendre. J’avais essentiellement en tête des discours rappelant la légitimité à ce que ces villes, Ceuta et Melilla, soient “rendues” au Maroc. Ces revendications ne faisaient pas partie de mon voyage. J’étais arrivée sans préjugés et j’allais découvrir une histoire beaucoup plus riche et complexe que je ne l’avais imaginée. L’histoire des nombreuses conquêtes, d’abord musulmanes, puis portugaises et espagnoles, faisaient de ce territoire un lieu stratégique incontesté.

En me rendant à Ceuta, ma démarche était aussi de me rapprocher de ma terre natale. Comme beaucoup de personnes vivant loin de chez elles, je me demandais souvent si après tant d’années passées en Europe, je ne devais pas rentrer “chez moi”, c’est-à-dire là où j’étais née. Ce petit bout d’Europe en terre africaine pourrait être une transition parfaite pour mon retour et m’aiderait à construire un chemin vers le Maroc. Je compris par la suite que le lieu de naissance n’était pas toujours là où on se sentait le mieux et que le sentiment de nostalgie n’était pas forcément un indicateur à suivre. Je n’en étais pas encore consciente, mais ce voyage représentait une étape importante pour mon développement personnel.

Les premiers jours de mon arrivée, plusieurs signes me laissaient croire que c’était bien à Ceuta que je trouverais ce que je cherchais: un lieu entre l’Afrique et l’Europe où je n’aurai pas à faire de choix. J’étais d’abord soulagée de ne pas devoir choisir quelle langue parler. Dans les rues les gens mélangeaient constamment la darija et l’espagnol et je me sentais à l’aise de pouvoir m’exprimer dans ces deux langues que j’aime tant.

Au premier abord, la ville de Ceuta se présente comme un exemple de diversité et de tolérance unique au monde. A chaque coin de rue, les affiches de l’office du tourisme local sont illustrées de plusieurs symboles religieux. Le message se veut clair: ici, chrétiens, musulmans, juifs et hindous vivent en parfaite harmonie. Durant mon séjour, j’ai vu la ville s’éclairer pour le Ramadan, Noël, Hanoukka et Diwali.

Ainsi, je pensais ne pas devoir justifier mes origines, franco-marocaines, ni devoir parler de mes croyances vu que toutes étaient respectées. J’aurais dû logiquement trouver ma place dans cet espace mais j’ai vite compris qu’à Ceuta, la population est diverse mais séparée.

Les musulmans vivent dans un quartier et les chrétiens dans un autre. Le sentiment de réconfort que j’ai ressenti aux débuts ne dura pas longtemps et j’ai très vite été surprise de certains comportements. Que cela soit en faisant mes courses, avec mes nouveaux amis ou au travail, on me posait souvent la même question: “Tu es chrétienne ou musulmane?” Lorsque je vivais au Maroc, ce genre de questions n’avait pas lieu d’être, et j’ai dû quitter ce pays pour m’en rendre compte. En Europe par contre, j’avais l’habitude que les gens me définissent selon ma nationalité, mon physique, mais jamais, et encore moins si rapidement, selon ma religion. La question me parut donc impolie au départ puis je m’y suis habituée tant elle était récurrente. J’ai fini par trouver la réponse parfaite, je disais: “Je suis Sara”. Cela provoquait un sourire chez mes interlocuteurs qui n’osaient plus me poser la question une deuxième fois.

J’ai aussi très rapidement être témoin d’actes racistes: un homme blanc insultant un homme noir, une personne serrant son sac à la vue d’un adolescent marocain, ou encore une décision d’interdire l’entrée de certains magasins aux Algériens. Ces manifestations de haine et de peurs à l’encontre de l’autre, celui qui ne nous ressemble pas, j’en ai malheureusement vu beaucoup au cours des deux années et demi que j’ai passées à Ceuta. Mais c’est aussi dans ce contexte que j’allais faire mes plus belles rencontres.

J’ai eu la chance de connaître les hommes, les femmes, les enfants qui passent par Ceuta, par son port, et par ses centres d’accueil en recherche d’un avenir meilleur en Europe. Ils viennent du Maroc, d’Algérie, du Cameroun, de Côte d’Ivoire, de Guinée Conakry, du Pakistan. Chaque instant passé avec eux est un apprentissage et leur force mentale me surprend chaque jour. Dans les moments les plus difficiles, ils deviennent des exemples de patience et de persévérance et malgré leurs peines, ils me soutiennent au quotidien. Je me rends compte que j’ai la chance de croiser les chemins des héros et des héroïnes de ce monde.

Durant mon séjour j’ai aussi rencontré le grand symbole de la ville, Hercule, représenté par une immense statue en bronze au centre de la ville. Tout le monde connaît l’histoire du demi-dieu et la raconte: lors du dixième de ses douze travaux, Hercule doit capturer Géryon, un être monstrueux possédant plusieurs têtes et plusieurs corps. Pour le combattre, il voyage vers la Méditerranée et décide d’y laisser la trace de son périple. Par la force de son poing il ouvre la terre, et forme deux colonnes rocheuses, d’un côté le mont Calpé, à savoir le rocher de Gibraltar, et de l’autre le mont Abyla, soit Djbel Moussa à Belyounech. Séparant l’Afrique de l’Europe et unissant la mer Méditerranée à l’océan Atlantique, Hercule est à l’origine du détroit de Gibraltar.

Mais quand on vit à Ceuta, la réalité est plus effrayante que le mythe, car les monstres sont bien réels. La mer, puissante et effrayante qui emporte avec elle des vies mais aussi ces hommes, régnant de part et d’autre du détroit qui regardent ces scènes d’horreur sans intervenir. Non loin de là se trouve Bab Sebta. J’appelais cette frontière le “quart monde”, un espace où l’être humain engendre ce qui existe de plus laid. Les trafics, la drogue, la maltraitance, les cris, les pleurs, la tristesse, défilaient sous mes yeux le temps de franchir à pieds ces quelques mètres vers mon pays. Un espace où tout peut arriver, sans que personne ne soit au courant.

De l’autre côté je découvre un Maroc que je ne connaissais pas. Je côtoie une pauvreté que j’avais imaginée mais qui ne m’avait jamais touchée d’aussi près. De nombreuses scènes de violence policière, d’abus, et de misères resteront gravées dans ma mémoire. Par exemple, je n’oublierai pas ce groupe d’enfants. Ils étaient quinze ou vingt à se diriger vers moi pour me demander à manger. Ils descendaient des collines qui entourent Bab Sebta. C’est là qu’ils dorment en attendant de traverser vers l’Europe. C’est aussi là qu’ils meurent.

J’ai pris le temps de découvrir le pays à ma façon en me rendant à Fnideq, M’diq, Martil, Tétouan, Chefchaouen. Je me suis tout de suite sentie bien dans ces villes du Nord, même mieux qu’à Rabat, qui est pourtant ma ville natale. C’est peut-être simplement parce que j’y ai fait de belles rencontres et aujourd’hui encore lorsque je repense à certaines personnes elles me transmettent de la force et de l’énergie.

A Ceuta, il existe une autre statue d’Hercule. Il y réunit les deux continents, représentant ainsi l’union du monde. Ce message d’espoir est important. Il me rappelle lors de moments de doutes que mon travail a un sens, qu’il faut toujours lutter contre l’exclusion et les séparatismes, contre les barrières mentales et physiques.

Je suis allée à Ceuta pour chercher une réponse et j’ai bien sûr trouvé celle à laquelle je ne m’attendais pas. Les personnes que j’y ai rencontrées m’ont permis d’avancer et de clarifier mes pensées. Aujourd’hui, grâce à elles, je ne cherche plus de solution unique qui serait comme une délivrance et qui m’aiderait à choisir l’endroit où je devrais être en ce moment précis. Comme la mer et l’océan qui se rencontrent à Gibraltar, les lieux par lesquels je passe et les personnes que j’y rencontre s’entremêlent pour créer de nouveaux mondes. Je comprends mieux ce mélange qui fait partie de moi et cela m’apaise. Le sentiment d’appartenance ne me fait plus peur et l’idée de se projeter comme faisant partie ou non d’un groupe ne m’intéresse plus.

 

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