Le dur quotidien des migrants en situation administrative irrégulière

Le dur quotidien des migrants en situation administrative irrégulière

ILS SONT NOMBREUX À FAIRE LA MANCHE DANS LES GRANDES VILLES POUR SURVIVRE OU RÉUNIR DE QUOI PAYER LA TRAVERSÉE VERS L’ESPAGNE. POUR LES PASSEURS, LA RENTABILITÉ EST CORRÉLÉE AU DURCISSEMENT DES CONTRÔLES AUX FRONTIÈRES EUROPÉENNES. PLUSIEURS MIGRANTS PASSENT D’UNE SITUATION TRANSITOIRE À UNE INSTALLATION DE LONGUE DURÉE AU MAROC.

Le Maroc, habituellement un pays de transit pour les migrants en provenance d’Afrique subsaharienne, est devenu, en l’espace de quelques années, un pays d’immigration. Fuyant la misère, le chômage et parfois la guerre, des dizaines de milliers quittent leurs pays d’origine, aspirant à un avenir meilleur qui leur permettrait de vivre plus décemment et faire vivre leurs familles, souvent laissées derrière eux avec l’espoir de les rejoindre un jour. Une très grande partie d’entre eux cherchent à se rendre au nord du Maroc en se lançant à corps perdu dans une tentative suicidaire visant à atteindre l’Europe. Tandis que d’autres bataillent pour faire leur place dans la société par l’emploi, et tentent de régulariser leur situation -deux opérations ont déjà eu lieu- et s’y établir en toute légalité (voir encadré).

Plusieurs milliers d’entre eux vivent au jour le jour, suspendus entre la réalité de leur situation intenable et l’espoir d’atteindre «l’Eldorado européen» auquel ils n’ont de cesse de penser malgré les échecs répétés et les traquenards tendus par des réseaux de passeurs qui s’enrichissent sur leur misère. C’est ce vécu que partage Etienne, un jeune ivoirien de 32 ans diplômé en gestion des entreprises. C’est ainsi qu’il se présente. «Je sillonne les rues et boulevards de Casablanca en faisant la manche aux feux rouges. C’est comme ça que je vis désormais. C’est mon unique source de revenu. J’ai travaillé une fois dans un chantier de construction pendant quelques jours. Mais on m’a chassé sans me payer une fois le travail terminé», nous confie-t-il, avant d’ajouter que «la bienveillance des gens me permet parfois de manger à ma faim. Mais il arrive que je me prive pour mettre des sous de côté pour le passeur. Celui que j’ai été voir me demande 40 000 DH. C’est une somme considérable, et je ne sais pas combien de temps il me faudra pour la rassembler».

Errance organisée

Dispersés entre Casablanca, Mohammedia, Rabat, Salé, Nador, Fès, Tanger, El Jadida, Marrakech, Agadir et d’autres villes du Royaume, les subsahariens non régularisés sont une proie de choix pour les réseaux de passeurs. Pour chaque trentaine de candidats clandestins transportés à bord de ces bateaux de la mort (voir graphe), des centaines sont arnaqués. Stéphane, un camarade d’Etienne rencontré à Casablanca au boulevard Al Moukawama, a vu ses économies dérobées par l’un d’eux. «Le passeur m’a promis une place à bord d’un bateau à destination de l’Italie. Là, une de ses connaissances devait récupérer notre groupe pour nous faire passer la frontière française. Quand je me suis rendu au point de rendez-vous, je n’ai trouvé personne, et je n’ai plus eu de nouvelles de lui. C’est un coup dur, mais je vais retenter ma chance», affirme-t-il, bien décidé à mener son projet à terme sous le regard amusé de Joseph, un Sénégalais de 29 ans, qui semble avoir abandonné depuis longtemps l’idée de quitter le Maroc. «C’est une fuite en avant. J’ai tenté par deux fois de forcer le passage sans y parvenir. Les passeurs coûtent cher, et la plupart d’entre eux sont des baratineurs et des voleurs. Et même en cas de succès, qui sait ce qui nous attend là-bas. Moi, je préfère rester au Maroc. J’aimerais être régularisé et me faire embaucher. J’ai laissé deux petits frères au pays. Ce n’est pas en faisant la manche que je vais aider ma mère à les nourrir !», s’exclame-t-il.

Nos trois interlocuteurs nous ont également expliqué qu’en plus des incertitudes de tous les jours avec lesquels ils composent, ils doivent éviter les agents de police qui font les rondes. «Nous sommes bien conscients de notre situation. Nous n’avons pas à être là, à mendier d’un boulevard à l’autre. Et les policiers ne font que leur travail. Mais en même temps, nous ne demandons qu’à survivre ne serait-ce qu’avec la charité des gens. Une fois, je mendiais à proximité du boulevard Ghandi, dans une petite ruelle près d’un feu rouge. Et une petite écolière m’a prévenu de l’arrivée d’une estafette de police. Heureusement que j’étais seul car ça m’a permis de me cacher. Mais je reviens souvent là-bas, malgré les risques», poursuit Joseph, dépité et abattu.

Les trois expliquent que, pour éviter de se faire prendre, ils circulent en petit nombre et élargissent leur «périmètre» pour localiser les points où les passants et voituriers sont le plus généreux. «Il ne faut pas croire qu’on s’enrichit. Si on continue de faire ce qu’on fait, c’est parce qu’on n’a pas le choix. Personne ne veut de nous. Pour travailler, il faut des papiers. Et les autorités marocaines ne les distribuent, naturellement, pas à qui les demandent».

Expression naturelle d’un mouvement humain

Omar Naji, vice-président de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), n’y va pas par quatre chemins. Contacté par La Vie éco, il affirme : «Les migrants non régularisés qui souhaitent rester au Maroc et faire leur vie au Maroc doivent bénéficier de régularisations. Tous, sans exception. C’est le seul moyen d’absorber ces flux migratoires, et éviter à des milliers de personnes une vie de vagabonds sans avenir». Considérant ces migrations comme l’expression naturelle d’un mouvement humain tout à fait dans l’ordre de ce que l’histoire a connu, le militant associatif explique qu’«on ne peut trouver de solutions à ceux qui arrivent, légalement ou illégalement d’ailleurs -parce que certains arrivent par avion, il ne faut pas l’oublier-, et qui ambitionnent de se rendre en Europe. Par contre, pour ceux qui émettent le souhait de rester au Maroc pour s’y établir et travailler, comment peut-on envisager une solution autre que la régularisation ?». Le camp des migrants à Nador compte 3 000 personnes. Ce chiffre n’a pas bougé depuis des années, entre les nouveaux arrivants et ceux qui partent. «C’est bien parce que la majorité ne souhaite partir nulle part», affirme Omar Naji. La même source affirme qu’avant la mise en place de barrières à Sebta et Mellilia, les migrants clandestins tentaient leur chance dans des conditions beaucoup moins périlleuses. «Aujourd’hui, les réseaux criminels profitent du raffermissement des contrôles pour proposer leurs services aux désespérés. Un business extrêmement juteux qui se nourrit du sang des migrants», ajoute-il. L’AMDH avance que sur la seule année 2018, quelque 50 000 migrants clandestins auraient traversé la Méditerranée. «Si vous multipliez ce chiffre par 40 000 ou 50 000 DH, cela fait une somme qui justifie, pour ces criminels, les traversées illégales, souvent au prix de plusieurs vies», commente-t-il.

En 2018, 244 corps de migrants décédés ont été reçus par l’hôpital de Nador. En 2017, le même hôpital en a reçu 14. Nous avons demandé à Stéphane, notre témoin, si le jeu en valait vraiment la chandelle. Pour lui, «même si le risque est bien là, qu’avons-nous à perdre à part notre vie. Jusqu’à quand devrons-nous continuer à mendier notre pain quotidien ? J’ai fui mon pays parce que je n’y avais aucun avenir. Je vais évidemment m’accrocher à la moindre lueur d’espoir, et ce, quel que soit le danger».

Savoir-faire nomade

Le Maroc, qui n’a jamais été une destination pour des flux migratoires aussi importants, n’est pas un pays d’immigration comme l’est la France, le Canada ou le Royaume-Uni. Pourtant, des dizaines de milliers de migrants s’y installent pour une longue durée, car forcer la frontière européenne sans visa peut prendre des années.

Ces migrants temporaires doivent pourtant «se loger, travailler, se soigner, parfois même défendre leurs droits, avant d’essayer de passer à une nouvelle étape», explique Mehdi Alioua, sociologue à l’Université internationale de Rabat (UIR). Ce dernier affirme que «la migration de résidence est aujourd’hui une réalité. Personne ne veut la voir, mais elle existe», et que «la politique migratoire du Maroc n’est pas assortie d’une politique d’intégration à la mesure du phénomène parce que ce dernier est tout nouveau». Et de souligner : «Notre pays n’a jamais été confronté à cela. Il est donc naturel que les mesures existantes ne soient pas adaptées ou restent insuffisantes».

Le sociologue confie également que les conclusions de l’étude réalisée par l’UIR, en partenariat avec la Fondation allemande Konrad Adenauer (KAS), intitulée «Les migrants subsahariens au Maroc : enjeux d’une migration de résidence», font ressortir que les migrants en situation irrégulière souhaitant se rendre en Europe ne font pas de demande de régularisation. «Ce qui les distingue de ceux qui souhaitent s’intégrer au Maroc, et donne une nouvelle complexité au problème car il existe plusieurs catégories de migrants», précise-t-il. Entre ceux qui atteignent l’Europe, ceux qui restent au Maroc et ceux qui choisissent de rentrer dans leur pays d’origine, ces migrants créent une paterne grâce aux réseaux qu’ils élaborent. Une continuité. Ils partagent leurs expériences et leur carnet d’adresses, donnant ainsi naissance à une sorte de conscience collective qui les rapproche socialement, et que le chercheur qualifie de savoir-faire nomade des transmigrants, développé à force d’expérimentation, de connexions, d’échecs et de succès.

 

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